FRAGMENTS DE BOXE
FRAGMENTS DE BOXE Texte : Christian Faure
Ce corps que je contrains et martyrise, sache que si je ne le respecte pas,mon adversaire lui le fera.
Des années de patience pour y aller tout droit ; l’urgence et le danger.
Cet indicible besoin d’adrénaline. Le désir et la quête, toujours renouvelés. Revêtir la tenue. Ritualiser. Et une fois encore, pousser le rocher.
Les nerfs à vif tout en dedans, dans un état de bestialité contrôlée. Prêt à en découdre, à propulser le corps brillant dans l’arène pour un périple sans retour.
Prêt à se regarder en face, à s’affronter sans faux semblant.
La peur s’évanouit au premier son de cloche. Plus de bouche pâteuse, defoule, de commotion, de défaite, d’humiliation.
Dans un ersatz psychanalytique parfait, seule compte la cible mouvante.Émouvante.
L’autre soi même.
L’autre boxeur.
Un ballet hypnotique hante la circulade. Les pieds mènent la danse, façonnent bien malgré eux une chorégraphie millimétrée.
Le regard acéré épie la proie dans une odeur froide de camphre et de vaseline.
Coincés dans leur intimité tournoyante, ballottés au gré des cordes d’acier, les corps se nacrent et fument, bandent leurs muscles en un halo.
Concéder la fixité au jeux de jambes.
« Voler comme un papillon, piquer comme une abeille.* » Instiller un peu de grâce dans le vermillon de l’hémoglobine.
Chasser le coup, casser la distance, se dégager, esquiver, monter sa garde, un pas de retrait, un pas de côté, s’arc-bouter, faire le dos rond, être la parfaite victime expiatoire avant la riposte finale.
Une première salve allume le rond carré. Le prédateur avance et ses gants sont des lunes qui brûlent la rétine.
Encaisser ce qu’il faut de frustration, de labeur incessant et d’humiliationpour quitter le coin à chaque reprise.
Dans le déni, à compter les points de suture, singeant en fausse garde unange imaginaire.
Viendra la lumière, le socle sur lequel trônent les géants.
L’uppercut est resté coincé dans les gants. Un pas chassé plus tard, une douleur à l’aine, aiguë et explosive, comme un coup de semonce qu’il convient de dissimuler.
*Mohammed Ali
Souslecuircabossé,noueuxdesolitudesnouées,s’exhibeuncorps àcorpsclaudiquant,unedanse exsangue tissée au son du gong.
Le souffle court exhale dans l’air une bulle d’oxygène.
Dans le creux de l’épaule, une niche éphémère avant que la morsure nedéchire le flanc.
Au loin la foule. Le brouhaha. Les hourras. Les quolibets.
Sur les planches, un imbroglio de chair, deux lucioles improbables engagées corps et âmes dans une lutte intestine.
Juste avant que le cerveau n’abdique. Trente six chandelles en apesanteur. Un goût de métal dans la bouche. Les spasmes d’un protège-dents malmené.
Guette l’effondrement.
Le profane s’insinue en quelque noir dessein, convoque le félin, fixe l’adrénaline. Le spectacle ressuscite bien loin des ménestrels.
Le poing vengeur s’abat et l’homme blanc s’étend.
Le souffle coupé et les jambes cotonneuses. La rage au ventre pour estourbir, un cœur énorme et puis plus rien.
Le néant.
Le compte à rebours égrène en boucle des chiffres hallucinés. Tout autour,le vide intersidéral. Tout çà pour çà. L’orage chimique. Le cerveau balbutiant de vagues réminiscences.
La garde est là, tombée, chassée de l’olympe.
Les gants touchent le bois, inscrivent à même le sol des suppliquesoubliées. Apprivoiser le chant du guerrier silencieux. Se dresser à nouveau dans l’argile et la glaise.
Se dégager des cordes, réapprendre à marcher, dompter la cécité.Attendre le son du gong, la glace qui soulage.
Faire face à nouveau malgré l’adversité, malgré les poings qui grondent etmartèlent les chairs. Refuser d’abdiquer, de renier son sang.
Apercevoir l’éponge jetée sur le plancher et se dire que la suite paraîtinéluctable. De l’autre côté, le bras levé éclaire la solitude du vaincu.
Une vie dans les gants.Une vie pour les gants.
Le règne animal infusera sa transe longtemps après le retrait de l’ultimebandelette.
Une vie de boxeur.